samedi 10 janvier 2015

LA MINE BASSE


Avec le carnage du Charlie Hebdo, la liberté d’expression vient vraiment de perdre des plumes. Dans tous les sens. Et quand on voit les encriers se déverser dans les journaux pour se revendiquer de Charlie, ça sent les salamalecs de salon funéraire. Vous savez, ce lieu feutré qui embaume les chrysanthèmes et où l’on encense le défunt pour ses valeurs posthumes. Pourtant, de son vivant, on préférait ne pas trop se faire voir en sa compagnie. Parce qu’il dérangeait. Parce qu’il n’était pas politiquement correct. Parce qu’on craignait d’être soi-même éclaboussé, d’en faire les frais.

 

Si les médias se disaient derrière Charlie Hebdo, la plupart du temps la bande à Charlie avait besoin de puissantes jumelles pour les entrevoir au loin, très loin derrière. 

Au moment de la crise des caricatures de Mahomet, tous les directeurs de journaux français ont fait dans leur froc, sauf L’Express qui a publié les dessins en même temps que le successeur de Hara-Kiri. Au Québec et au Canada, à deux ou trois exceptions près, la même trouille a rendu les médias tétraplégiques. Le multiculturalisme dégoulinant a servi de taser. Il a déchargé ses salves paralysantes en criant au racisme, à la xénophobie, à la haine de la religion, à l’islamophobie.

Maintenant que les chargeurs de Kalachnikov ont été vidés sur les irrévérencieux de la plume, les timorés d’hier jouent les (72) vierges offensées et montent bravement (Hum! Hum!) aux barricades en scandant
«Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux». Le temps d'une manif, ils se prennent pour le Che.

En apôtres décomplexés de la liberté d’expression, les 12 journaux québécois ont déterré les caricatures «blasphématoires» qu’ils avaient mises sous le boisseau. Ils se sont même fait donneurs de leçons aux médias anglophones qui, eux, continuent d’être tétanisés par la crainte de déplaire au courant de pensée dominant de la société, qu’il soit politique, économique ou électoraliste.

Parlant des disparus,
Jeannette Bougrab, la compagne de Charb, l’a dit sans ambages : «Ils se sont battus pour des libertés que nous avons oublié de défendre.» Hélas!, nous pourrions soutenir qu’il ne s’agit pas d’un oubli, mais bien plutôt de libertés que nous avons peur de défendre. Car il semble bien que dans nos démocraties frileuses, les frontières de la liberté d’expression soient de plus en plus délimitées par des fondamentalistes religieux de toutes obédiences. 


Caricature de Plantu

Ces derniers jours, j’ai entendu l’entrevue qu’a accordée Arthur Dreyfus au Téléjournal de Radio-Canada. Non seulement le jeune écrivain et journaliste fustige-t-il la religion fondamentale, mais il estime qu’en démocratie, la loi des hommes doit passer avant la loi de Dieu. En matière de liberté d’expression, il revendique le «droit de pouvoir tout dire, de tous les côtés». Pour lui, ce qui vaut pour l’islamisme radical vaut pour tous les autres. Il cite aussi Coluche : «Il n’y aura plus d’antisémitisme en France quand on pourra dire d’un Juif qu’il est un con».

Hélas!, ce n’est pas demain la veille. Le deux poids, deux mesures sévira encore longtemps. Toujours dans l’affaire des caricatures de Mahomet, rappelons-nous le discours que tenait à l’époque le célèbre animateur Thierry Ardisson sur son plateau. Bien que Djamel Bouras y préconisait une loi contre l'islamophobie et dénonçait ce type de provocation qui blesserait des millions de personnes, Ardisson n’en démordait pas. «Si on commence à ne pas faire de dessin pour ne pas choquer les musulmans, dit-il, c’est la fin de la liberté d’expression.» J’applaudissais!
 

La dernière invitation de Dieudonné sur le plateau de Ardisson

Mais lorsque Dieudonné a commis son sketch sur le colon juif orthodoxe, Ardisson a, d’un coup, perdu sa sacro-sainte tolérance universelle. Choqué, voire révulsé, l’animateur attendait des excuses publiques de M'bala M'bala. Quand Dieudonné lui demande pourquoi, subitement, dans un pays où on peut s’exprimer, il existerait un sujet tabou, le libre penseur lui a servi ceci: «Parce que dans ce pays, on a envoyé pendant la guerre des Juifs dans des chambres à gaz et que ça crée un petit problème». 

Dieudonné a eu beau rappeler que des centaines de millions de Noirs ont été envoyés en esclavage pendant 400 ans et que cela n’a non seulement pas empêché l’humoriste Michel Leeb de faire un sketch où un Noir devenait un singe, mais même d’être promu Chevalier de la Légion d'honneur, rien n’y fit. Pour Ardisson, l’affaire était entendue. 


Oeuvre de l'artiste Art Spiegelman

Pour finir, je citerai Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal interviewé dans Le Devoir du 8 janvier dernier. «On donne énormément d’importance à des gens incapables de supporter de points de vue différents des leurs…Si la liberté de presse c’est de répéter ce qui ne choque personne, vous n’en avez pas vraiment besoin.»

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