J'y livrais un témoignage personnel sur l'amitié qui m'avait lié pendant plusieurs années au peintre Louis Muhlstock décédé le 26 août 2001 à l'âge de 97 ans.
Malheureusement, quelques jours après l'envoi de mon article au quotidien montréalais, survenaient les attentats du 11 septembre. Mon hommage au peintre issu d'une famille juive orthodoxe a alors été enseveli sous les milliers de tonnes de gravats du World Trade Center.
Louis Muhlstock, que j'ai immortalisé dans son atelier-capharnaüm de la rue Sainte-Famille, en 1995
Pour commémorer le dixième anniversaire de la mort de ce peintre qui a trouvé sa place dans tous les grands musées du Canada, je vous propose, dans son intégralité (je n'ai pas changé un mot), l'article que j'avais alors soumis au Devoir. Je n'y ajoute aujourd'hui que quelques photos et hyperliens.
Dans cette lutte que plusieurs citoyens mènent actuellement pour l'équité réglementaire et la promotion de la laïcité dans la sphère publique, le parcours de Louis Muhlstock m'apparaît particulièrement exemplaire. Ce n'est qu'en s'affranchissant d'une orthodoxie stricte et emmurante qu'il a été en mesure de s'épanouir et de s'intégrer au Québec sans pour autant perdre son unicité.
Comme le disait Boucar Diouf dans la très belle entrevue qu'il a donnée samedi dernier dans le cadre de l'émission Une saison dans la vie de..., «Les Québécois sont extrêmement ouverts quand ils sentent que l'autre qui est venu s'installer [au Québec ] a fait un tout petit effort pour s'approprier une partie de leur identité collective ». (23e minute de l'entrevue)
Louis Muhlstock avait cette sensibilité, cette empathie qui nous a servi à nous autant qu'à lui. Voici donc le témoignage posthume que je tenais à lui rendre et à vous faire partager.
Le Gandhi yiddish
Montréal, le 5 septembre 2001
Le 26 août dernier, j'ai perdu un ami. « Mon ami de l'autobus », comme Louis Muhlstock et moi avions pris l'habitude de nous appeler mutuellement. Le grand peintre d'origine juive est entré dans ma vie un bel après-midi d'été de 1993. Je voyageais sur le circuit 80 de l'avenue du Parc lorsque m'est apparu ce frêle homme sec portant petite moustache, grandes lunettes démodées et un béret bleu auréolé d'un nuage de cheveux argentés. Il s'est planté juste devant moi. L'homme avait l'œil vif et fouineur. J'ai vite craqué devant le sourire mi-ingénu, mi-narquois campé sur sa bouche un peu tordue. Je lui ai cédé ma place et nous avons fait route ensemble pendant presque cent ans.
L' « écrivain du divin » comme disent les tibétains en parlant des peintres, m'a reçu d'innombrables fois à son atelier de la rue Sainte-Famille. Je tirais sur la corde qui actionnait une cloche et il apparaissait derrière le rideau de dentelle de sa lourde porte d'entrée en faisant quelques simagrées. Nous nous asseyions au salon. Au milieu de son joyeux capharnaüm, il me servait une lampée de Porto, puis nous remontions le temps. Son temps.
Bien sûr, nous parlions de sa peinture fabuleuse. Aussi bien du tableau qu'il venait de faire le jour même que de ceux qu'il avait réalisés au cours des 70 années précédentes. Mais ensemble, nous sommes allés bien plus loin. Jusqu'à ses premiers souvenirs d'enfance. Jusqu'à l'amitié.
Assis sur son divan élimé et poussiéreux, je l'ai suivi à la maison de sa petite enfance, perdue dans le village galicien de Navajow, aux confins de l'empire austro-hongrois. Une modeste maison chaulée d'à peine deux pièces et aux planchers de terre battue où il a vu le jour le 23 avril 1904. Louis (alias Lazare selon l'acte de naissance enregistré à la synagogue du village par le rabbin qui l'a circoncis) se souvient du veau qui, les nuits de grand froid, partageait le vestibule d'entrée avec ses frères et sœurs, ses parents et grands-parents.
Sa mémoire de garçon de sept ans voit encore les deux banquettes de la table, le chandelier à sept branches que l'on allumait les jours de fête et le premier gramophone débarqué au village. Se bousculent aussi les images de son grand-père mis en terre sans cercueil, de sa grand-mère aveugle qui, avant son départ pour l'Amérique, en 1911, l'emmène à la synagogue pour que le rabbin lui remette une pièce porte-bonheur.
C'est sur une charrette tirée par un cheval qu'il a quitté définitivement sa terre natale, ses amis et sa famille élargie. Deux ballots de tissus renferment les maigres biens des Mühlstock, sans oublier les biscuits, le salami et le pain offert pour le long voyage par des parents qu'il ne reverra plus jamais. Ils seront exterminés durant la Deuxième Guerre mondiale. Après un interminable voyage en train entre Lemberg (aujourd'hui Lvov, en Ukraine) et Anvers, deux escales éprouvantes dans les cales de vieux rafiots qui voguent tant bien que mal jusqu'à Londres et Liverpool, le petit Lazare s'embarque sur le transatlantique qui le conduira jusqu'à Québec pour 20 dollars.
Transplanté rue Saint-Dominique, dans un milieu multiethnique où se côtoyaient Canadiens français, Polonais, Ukrainiens, Italiens et Noirs anglophones, le petit juif austro-hongrois qui ne parlait que yiddish a dû s'adapter tout en composant avec les valeurs orthodoxes de son père Abraham qui souhaitait que toute la famille observe la loi du Talmud et ne se nourrisse que d'aliment strictement cachères. Une tâche pas toujours évidente pour le jeune immigrant devenu Louis Muhlstock et qui se plaira bientôt à dire qu'il est né le même jour que Shakespeare, Prokofiev et Shirley Temple!
Lorsqu'il décroche, en 1922, un premier emploi d'aide-comptable pour la International Wholesale Fruit Limited au coin des rues Peel et Saint-Antoine, on exige qu'il travaille le jour du sabbat. Grave entorse aux principes religieux inculqués par son père. Mais puisqu'il tenait à cet emploi, il a dérogé à l'interdit. Le paternel en a été très attristé, mais en homme sensé qui aime sa progéniture, il finira par se résigner.
Pour s'intégrer à la nouvelle société dans laquelle il a décidé de vivre, Louis Muhlstock fera d'autres entorses à l'orthodoxie. « Je voulais bien respecter ma religion et me rendre à pied au travail le jour du sabbat, dit-il, mais j'habitais si loin que j'ai fini par céder. » Louis n'a pas attendu qu'un érouv soit installé autour de son quartier pour sauter dans le tramway de la rue Sherbrooke. Il s'abstiendra tout simplement d'en souffler mot pour ne pas chagriner davantage son père.
Muhlstock, à son atelier de la rue Sainte-Famille, dans les années 1950
Toutes ces « incartades » ne feront pas de lui un démon ou un être dénaturé. Au contraire. Son ouverture d'esprit lui vaudra de développer un talent que le respect d'une orthodoxie stricte ne lui aurait jamais permis d'atteindre. Elle lui permettra aussi de s'initier à toutes sortes de cultures et d'entretenir des amitiés dans toutes les couches de la société québécoise, canadienne et internationale. Saint-Denis Garneau, Norman Bethune et Louis Rasminsky (cliquer ICI pour une anecdote) font partie de cette faune hétéroclite qu'il fréquente.
Quand j'entrais chez lui, il pouvait aussi bien me proposer d'écouter de la musique indienne, esquimaude, classique, du fado ou encore du Glen Gould. Il conservait des tonnes de lettres, des souvenirs, des caricatures, des cailloux, des morceaux d'écorce d'arbre couverts de mousse ou de champignons. Dans une petite boîte de métal vert, l'homme d'une sensibilité exacerbée rangeait des poèmes (« Chrysanthème », « Lilas », etc.) qu'il écrivait à la plume depuis les années 1980. Dans une autre boîte métallique, il conservait un chapeau de fourrure traditionnel juif.
Entre tout ça, des centaines de nus féminins, magnifiques. « Je suis le peintre québécois qui a fait le plus de nus », se vantait-il en ajoutant que c'est à Montparnasse, durant un séjour de trois ans à Paris (de 1928 à 1931), qu'il y avait pris goût.
Dessin de nue (1962) que m'a dédicacé Muhlstock en 1993: « For Pierre, journalist and master photographer»
J'aurais bien aimé le voir peindre. Mais il considérait son art comme un geste des plus intimes. « Je vous laisserai m'observer lorsque vous me permettrez d'entrer dans votre chambre à coucher quand vous faites l'amour! » Discret et à sa place, certes, mais pas un iota de fausse pudeur ne l'habitait. Lorsqu'une vieille voisine est venue lui demander s'il ne pouvait pas ajouter une jupe ou un bikini au nu qu'il lui avait vendu 30 ans plus tôt, il m'a conté avoir refusé net.
Il était tout sauf obscurantiste. Ce qui scandalisait vraiment la colombe de la rue Sainte-Famille, c'était la violence des hommes qui sévissait partout, peu importe le camp d'où elle provenait. En dépit de ses origines orthodoxes, il vivait à des années-lumière de ses coreligionnaires ultraorthodoxes.
Louis Muhlstock n'aurait jamais même pensé faire pression sur les autorités municipales pour interdire les maillots de bain dans les parcs. Ce n'est pas lui non plus qui a forcé le propriétaire du café Le Figaro (au coin des rues Fairmount et Hutchison) à retirer d'innocentes Vénus aux seins de béton qui ornaient la terrasse. (voir pages 6 et 7 du Mémoire présenté à la commission Bouchard-Taylor)
Contrairement aux sectaires, il ne se serait jamais offusqué d'apercevoir de tout jeunes enfants nus dans une cour par une journée de canicule. Au contraire, il se serait réjoui de voir la vie s'ébattre autour de lui. Mieux. Il en aurait probablement profité pour les croquer sur le vif en quelques coups de crayon bien sentis.
La petite Evelyn Pleasant, une peinture que j'ai retrouvée dans une galerie de la rue Sherbrooke en compagnie de Muhlstock
Louis dessinait tout le temps, partout. Dans l'autobus, en cachette, son crayon tressautait souvent sur un bloc-notes de papier blanc dissimulé sous son paletot. Même chez son frère où il allait manger tous les soirs, il crayonnait devant la télé. À l'occasion, il me faisait voir des croquis faits la veille en écoutant le téléjournal. Hubert Reeves, Lucien Bouchard, Nelson Mandela. Même Yasser Arafat qu'il trouvait d'une laideur indescriptible lui servait de modèle.
Aujourd'hui, j'aimerais que ce soit Muhlstock lui-même qui puisse servir de modèle. Dénué de toute arrogance, il incarnait la tolérance, la sensibilité et l'ouverture sur les autres et sur le monde.Avec sa mort, je perds un ami unique. Le Québec, lui, se voit frustré d'un de ses grands peintres du XXe siècle (voir la cérémonie de nomination de Chevalier de l'Ordre du Québec par Lucien Bouchard). Quant à la communauté juive de Montréal, c'est un véritable Gandhi yiddish qu'elle voit disparaître.
CI-haut: En compagnie de Louis Muhlstock, le 17 mai 1995 lors du vernissage d'une grande rétrospective de ses œuvres au Musée du Québec.
5 commentaires:
Un GROS merci pour ce dernier papier...
Comme quoi, le "monde" est fait de "plusieurs" personnes.
Vraiment touchant et pour un "jeune" on apprend l'histoire.
C'est d’ailleurs toujours avec un plaisir que je vous lis.
Merci pour votre implication.
Mario Labelle
Montréal
Louis Muhlstock est un homme qui a su mettre en veilleuse un dogme, sans renier sa mémoire, pour exister librement avec autrui.
J'avais assisté, dans les années '80 au Musée des Beaux-Arts de Sherbrooke à un vernissage de Louis Muhlstock. Il y présentait des oeuvres non-figuratives qui avaient pour thème l'espace.
Merci d'avoir partagé avec nous ce touchant hommage. Le D'voir, comme Chapleau s'amuse parfois à l'appeller, s'est privé d'un maudit beau papier.
Quel beau portrait, sensible, intelligent, humain que vous avez écrit sur le peintre Muhlstock.
Ce texte mériterait une plus large diffusion.
Louise Gauthier
Magog
Bonjour M. Lacerte,
j'ai lu avec beaucoup de plaisir votre texte à propos de votre 'ami de l'autobus'. Il nous rappelle que l'amitié et l'humanisme se passent au-delà des frontières, des cultures et des religions. Un très beau texte.
Luc Panneton
ville St-Laurent
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